“Puis il réfléchit: la réalité ne coïncide habituellement pas avec les prévisions; avec une logique perverse, il en déduisit que prévoir un détail circonstanciel, c’est empêcher que celui-ci se réalise. Fidèle à cette faible magie, il inventait, pour les empêcher de se réaliser, des péripéties atroces; naturellement, il finit par craindre que ces péripéties ne fussent prophétiques. Misérable dans la nuit, il essayait de s’affirmer en quelque sorte dans la substance fugitive du temps. Il savait que celui-ci se précipitait vers l’aube du 29; il raisonnait à haute voix; je suis maintenant dans la nuit du 22; tant que durera cette nuit (et six nuits de plus) je suis invulnérable, immortel. Il pensait que les nuits de sommeil étaient des piscines profondes et sombres dans lesquels il pouvait se plonger. Il souhaitait parfois avec impatience la décharge définitive qui le libérerait tant bien que mal de son vain travail d’imagination.”

“Qu’est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l’action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin. Le monde romanesque n’est que la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l’homme. Car il s’agit bien du même monde. La souffrance est la même, le mensonge et l’amour. Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n’est ni plus beau ni plus édifiant que le nôtre. Mais eux, du moins, courent jusqu’au bout de leur destin, et il n’est même jamais de si bouleversants héros que ceux qui vont jusqu’à l’extrémité de leur passion.[…] Voici donc un monde imaginaire, mais créé par la correction de celui-ci, un monde où la douleur peut, si elle le veut, durer jusqu’à la mort, où les passions ne sont jamais distraites, où les êtres sont livrés à l’idée fixe et toujours présents les uns aux autres. L’homme s’y donne enfin à lui-même la forme et la limite apaisante qu’il poursuit en vain dans sa condition. Le roman fabrique du destin sur mesure. C’est ainsi qu’il concurrence la création et qu’il triomphe, provisoirement, de la mort.”